Mission accomplie avec brio pour le Dr Ledicia Weizmann
Après quatre décennies d’activité au sein du cabinet des médecins généralistes, le Dr Weizmann a passé le relais au Dr Léa Kaskanis en ce début d’année 2024. Avant son départ, elle nous a rappelé sa philosophie du métier. Nous publions ici de larges extraits de son discours, témoin des grands principes qui prévalent à la Maison de Santé Charonne.
Discours du Dr Ledicia Weizmann
Je vous remercie d’être là ce soir, à mes côtés.
Comment vous dire ce que j’aime dans ce métier de médecin généraliste, combien il a nourri ma vie par tout ce qu’il convoque et met en jeu de façon complexe et riche.
En premier lieu, soigner à tous les âges de la vie, femmes et hommes. Soigner ce nourrisson au regard intense et direct, sans écran, qui plonge ses yeux dans les miens, le visage inondé de sourires, puis, recevoir cette personne âgée, un peu voûtée, dont le désir de vivre encore anime son doux regard d’une subtile lumière, puis, me retrouver devant cet adolescent mutique, au regard brouillé derrière une mèche de cheveux, empêtré dans ses ambivalences, plus un enfant, pas encore un adulte, ce n’est pas facile. Être là, accompagner, assister à ce que veut dire grandir, mûrir, attendre un enfant, perdre un être cher, tomber malade, souffrir, guérir, vieillir, mourir.
En deuxième lieu, j’ai beaucoup apprécié échanger et réfléchir avec mes collègues, ne pas être isolée, discuter avec eux des cas complexes, confronter nos points de vue.
Parfois pouvoir être écoutée par l’un d’eux, lors d’une passe difficile et réciproquement. Je les remercie pour cela.
Cette coopération a été inestimable dans le quotidien de notre vie de soignants et a contribué à offrir un meilleur soin aux patients en construisant une équipe bienveillante, médecins, secrétaires, infirmiers, kinésithérapeutes, psycho praticienne, qui défend, bec et ongles, ses valeurs éthiques du soin et dans laquelle chacun apporte sa touche personnelle.
En troisième lieu, j’ai apprécié pouvoir utiliser tous ces outils technologiques à notre disposition, tant diagnostiques, thérapeutiques qu’informatiques et cela grâce notamment, je ne l’oublie jamais, à l’existence de la Sécurité Sociale dans notre pays. Des outils dont j’ai pu observer pour certains l’arrivée parfois révolutionnaire, pour d’autres l’évolution formidable durant ces 40 années. J’ai vraiment eu l’impression de changer d’époque entre mes débuts et maintenant.
Alors bien sûr, suivre le mouvement d’un changement incessant crée quelques incertitudes… Pas sûre d’être toujours à la page. Vaut-il mieux demander un scanner ou une IRM dans ce cas ? Tous ces scanners, n’irradient-ils pas un peu trop, à force, quand ils sont répétés ? L’imagerie à portée de main ne prend-elle pas trop le pas sur la clinique ? Et tous ces incidentalomes ?
Mais aussi, face à certaines nouveautés, thérapeutiques notamment, savoir garder une distance critique grâce aux alertes de la Revue Prescrire. Merci Prescrire pour le Mediator.
La nécessaire formation continue a été un plaisir, une respiration salutaire et même parfois une joie ! Celle que j’éprouvais déjà, jeune étudiante, lors des cours d’immunologie ou d’embryologie, dispensés par des chercheurs qui nous transmettaient un savoir tout frais.
Forte de ces connaissances actualisées, remettre en question, avec souplesse et humilité, des attitudes professionnelles devenues caduques, abandonner tel médicament dans lequel j’avais cru pourtant, mais dont on a démasqué certain danger ou parfois même son inefficacité ! Oui, oui… et ils sont nombreux…. Je suis émue, lorsqu’il m’arrive de feuilleter un dossier patient, de constater en remontant le temps tous ces médicaments que je ne prescris plus…
En quatrième lieu, j’ai apprécié transmettre à la jeune génération ce que je pouvais de l’art du métier d’abord en tant qu’enseignante à la fac de Cochin pendant 10 ans, puis en tant que Maitre de stage, en consultation. Travailler avec de jeunes internes a été réjouissant et enrichissant. C’est tellement précieux de rester en contact avec la jeunesse quand on prend de l’âge. Ma fin de carrière a été un bonheur de ce point de vue !
En cinquième lieu, j’ai apprécié exercer au côté de l’ASC, avoir contribué à construire collectivement, au long de toutes ces années, un tandem associatif et professionnel pour les soins et la santé de la population qui vient à nous.
Dans ce cadre, avoir pu créer et animer l’atelier “souffrance au travail” durant une dizaine d’années, a été une expérience collective merveilleuse, une forme de résistance active face à la détérioration des conditions de travail, une façon de faire émerger une intelligence collective et de stimuler une solidarité hors des murs de ces entreprises déshumanisantes, qui managent en isolant les salariés, en les mettant en concurrence, en les surmenant avec des objectifs intenables et donc en mettant leur santé en danger. Je dirais que cet atelier “souffrance au travail” est un lieu de soins collectifs à portée politique, qui permet aux salariés en souffrance de redresser la tête dignement et de se battre. Je remercie vivement Claudine Cicolella et Dominique Broszkiewicz d’avoir pris la suite lorsque mon co-équipier syndicaliste, Jean-Claude Valette, est décédé trop jeune. Je salue Danièle Renon qui a rejoint cet atelier et contribué à animer récemment trois soirées de débats sur le travail.
En dernier lieu, mais ce n’est pas le moindre, j’aime ce métier pour tout ce qu’il enseigne de la vie si on le fait avec cœur.
Il apprend, pas à pas, à élargir et approfondir sa capacité d’écoute face au visage de l’autre, celui du patient qui devient paysage chatoyant de toutes les rencontres antérieures. Tous les visages deviennent beaux quand ils sont regardés car ils s’animent.
Il apprend, après bien des erreurs et des tâtonnements, à ajuster sa parole à l’autre. L’art de ce métier est de faire qu’une action dictée par les règles professionnelles en cours, soit expliquée puis acceptée pleinement par le patient. Ce n’est pas toujours aisé car cela met en jeu des représentations mentales, plus ou moins conscientes, de la maladie, du médicament, du vaccin, différentes pour le médecin et le patient, et qui peuvent s’affronter au cours d’une consultation. Si le médecin ne prend pas lui-même conscience de ses propres représentations forgées par ses études médicales, sa culture familiale, ethnique, sociale, voire religieuse…, comment peut-il accorder de l’importance à celles que son patient revendique plus ou moins explicitement et en tenir compte ?
Donc essayer de comprendre, de ne pas dévaloriser l’expertise du patient, d’être attentif à de discrets signaux émis par celui-ci, de tenir compte de ses craintes. Expliquer, soupeser le pour et le contre avec lui, chercher un compromis, savoir reculer voire renoncer mais parfois insister voire imposer, par exemple, d’accepter un arrêt de travail à une personne en burn-out dont on sait bien que l’un des symptômes de son mal est justement de ne pas pouvoir envisager de s’arrêter de travailler et qui vous remerciera par la suite, car ça lui a sauvé la peau !
De ce point de vue, l’évolution de l’offre de soins à consommer immédiatement, vite fait, est inquiétante. Elle lamine tout ce qui fait le soin, prendre soin de, le care, pour ne conserver que l’acte technique minimal qui risque fort alors de perdre en efficacité car tout le travail d’élaboration d’une alliance thérapeutique avec le patient n’aura pas été fait.
Ce métier enseigne à différer avec patience une parole, pour l’émettre au bon moment, de façon à ce qu’elle puisse être prise en compte par un patient en difficulté. C’est le précieux Kairos des Grecs.
Il apprend à être prudent, à gérer l’incertitude, à maîtriser ou accepter une part de sa propre angoisse, à appréhender la mort, à vivre tout simplement notre condition d’humain.
Tout ce que nous mûrissons pour nous-même au cours de notre vie, enrichit notre façon d’être soignant, et de même, tout ce que les patients nous apportent, enrichit notre vie.
Certains patients sont exilés d’eux-mêmes. J’ai beaucoup aimé ce travail patient d’accompagnement pour les inciter à revenir chez eux, en eux. Une parole peut parfois aider à retrouver le chemin de la vie. Quand c’est réussi, c’est une telle joie !
D’autres patients sont des exilés de leur pays, pour toutes sortes de raisons que vous connaissez, et nous avons reçu ici, par vagues, des Chinois, des Sri Lankais, des Roumains, des Algériens, des Tchétchènes, des Ukrainiens …au rythme des secousses du monde tel qu’il va.
Autre chose m’a plu, la variété des régions de France et des pays représentés par chacun de nous ici au fil des années : l’Auvergne, la Bretagne, le Nord, la Catalogne, le Maroc, le Sénégal, le Congo, le Portugal, la Tunisie, l’Italie, la Suisse, l’Espagne, La Réunion, la Martinique, les Comores, le Vénézuéla, j’en oublie certainement - et maintenant un parfum de Grèce avec Léa KASKANIS qui prend ma suite.
Mais si je prends en compte tous les patients reçus, alors là je crois bien que la liste des pays de la planète ne serait pas très loin d’être complète.
N’est-ce pas beau ce cosmopolitisme ?
Fi du racisme ici !
Julio Salazar Orsi, Péruvien, patient de la Maison de Santé depuis bien longtemps, s’est spontanément proposé, avec ses amis, de jouer de la musique andine, mexicaine, française tout à l’heure et de nous faire chanter. Je les remercie de cette intention.
J’arrête donc là ce métier qui m’est cher, vous l’aurez compris.
Tous ces visages familiers qui peuplaient mes journées, ceux de tous mes collègues, médecins, infirmiers, kinés, secrétaires, psycho praticienne, internes, remplaçants, homme de ménage, informaticien, coach sportif des ateliers, ceux des patients bien sûr, des bénévoles de l’association et notamment ceux de Viviane Bruez et Marie de Sena qui nous ont quittées, tous ces visages, je les garde gravés précieusement dans ma mémoire comme une escorte bienveillante sur mes jours.
Et maintenant, bienvenue à Léa Kaskanis !
Ledicia Weizmann
15 décembre 2023
A lire aussi : Revue Pratiques. Les cahiers de la médecine utopique, octobre 2009, Dossier La violence faite au travail, “Entre thérapeutique et politique”, entretien avec le Dr Ledicia Weizmann (pp 68-69) : Lire l'article